La force du système politique suisse, c'est de pousser les autorités à la modération. Dans un pays où le pouvoir est partagé entre plusieurs partis, dans un pays où le référendum peut à tout moment sanctionner son parlement ou son gouvernement, les dirigeants doivent se montrer prudents. C'est cette prudence, cette modération que l'initiative pour l'élection du Conseil fédéral par le peuple met en péril.
Je regarde de l'autre côté de la frontière, chez mes amis français. Un président a été élu avec à peine 51% des suffrages. Croyez-vous que la médiocrité de ce score l'incite à la réflexion et à la modestie ? Non. Son parti monopolise le pouvoir pour cinq ans. En un instant, le pays abandonne la stratégie de maîtrise budgétaire et les déficits dérapent. La cohésion européenne elle-même est mise en péril. Les Suisses qui vivent en France et travaillent en Suisse découvrent que, du jour au lendemain, la France veut leur prélever 13.55% de masse salariale supplémentaire pour payer leur couverture de sécurité sociale.
De l'autre côté du Rhin, le candidat socialiste à la chancellerie, Peer Steinbrück, annonce la couleur. S'il est élu (et dans son cas une majorité relative suffira !), les impôts augmenteront. C'est promis !
Ces deux exemples, qui peuvent être répétés à l'envi, démontrent combien la Suisse a de la chance de posséder un gouvernement qui intègre, plutôt qu'un gouvernement qui divise. Cela confère aux décisions du gouvernement une permanence, une stabilité qui dépasse de très loin les seuls individus qui y siègent. Et cela permet d'avoir des magistrats qui savent prendre des décisions dans l'intérêt général, et non seulement dans celui de leur parti. Qui servent le pays, et non leur parti. Une conseillère fédérale socialiste qui défend le secret bancaire, une autre la loi sur l'asile, par exemple.
Le système suisse veut un Etat fort, au service du citoyen. Cette force, l'Etat ne le tire pas de sa gourmandise fiscale, bien au contraire. Il la tire de sa durabilité, de sa crédibilité, de sa pluralité. Cette force, il la tire du fait que les conseillers fédéraux, une fois élus, cessent d'appartenir à leur parti ou à leur clan, mais deviennent membres d'un gouvernement collégial. Elire le Conseil fédéral par le peuple, c'est en finir avec cette prudence. C'est élire des personnes qui passeront la législature entière à mener campagne. Et qui se tendront encore plus de peaux de banane qu'ils ne le font déjà.
Les pères fondateurs de la Confédération n'ont pas voulu de l'élection du Conseil fédéral par le peuple. Il y a une seconde raison à cela. Ils savaient qu'en Suisse, la vraie souveraineté réside dans les cantons. C'est aussi pourquoi, ils ont introduit des règles visant à donner aux cantons, quelle que soit leur taille, des pouvoirs équivalents. C'est ainsi que l'on a exigé la double majorité pour changer la Constitution. C'est ainsi que l'on a imaginé – à l'initiative du Genevois James Fazy, lui-même inspiré par l'exemple des Etats-Unis – la création du Conseil des Etats.
L'élection du Conseil fédéral par le peuple foule aux pieds le fédéralisme. Alinéa 4 de cette initiative «La Suisse forme une seule circonscription électorale ». Voilà une vision bien réductrice de la Suisse! Même pour le Conseil national, la Suisse forme 26 circonscriptions électorales!
Je ne suis guère étonné que l'ancienne conseillère fédérale Micheline Calmy-Rey soutienne l'initiative. C'est un point de vue respectable, mais c'est celui d'une personne profondément jacobine, et qui a durant la première moitié de son mandat additionné les actions solitaires, joué les fers de lance partisans pour le PS, mis à mal la collégialité. En cela, Micheline Calmy-Rey et Christoph Blocher se ressemblent: ils n'ont aucun scrupule à diviser le pays, à le scinder, comme la France est scindée en deux à chaque élection présidentielle – les gagnants, les perdants. C'est une vision respectable, celle de l'alternance. Mais ce n'est pas ma vision: celle de la permanence et de la stabilité des institutions.
Je voterai non en juin prochain. Parce que je suis attaché au fédéralisme. Parce que je suis attaché, comme vous, à l'idée d'un Etat qui est gouverné par la prudence plutôt que par le spectacle. Parce que j'aime la Suisse.