Jean-Pascal Delamuraz

Une économie libre, un Etat solide par Jean-Pascal Delamuraz, Conseiller fédéral Chef du Département fédéral de l'Economie publique

Dans l'Europe de 1848, Marx et Engels publient le Manifeste communiste. L'idéal socialiste offre à la société son dessein égalitariste réparateur.

Dans l’Europe de 1848, les tenants de l'Ancien-Régime, eux, veulent restaurer les privilèges que la Révolution française a mis à sac.

Entre chimères et conservatisme, c'est l'esprit libéral qui l'emporte, dans cette Europe de 1848. Parce qu'il est porteur et révélateur de la liberté individuelle. Parce qu'il réalise les aspirations profondes du peuple, là où d'autres s'essoufflent en proclamations.

Extraordinaires conquêtes ! Ce sont les radicaux, en Suisse, qui en sont les artisans vigoureux. J'observe que la conviction et l'engagement des radicaux auront ainsi précédé d'un demi-siècle la constitution formelle du Parti radical. Heureuse époque, où l'esprit précède la lettre !

Le radicalisme établit la place de l'individu dans la société et la relation individu-Etats dans une perspective de liberté et de responsabilité partagées.

Une telle perspective exclut de notre pensée l'Etat-Moloch, l'Etat-Providence, l'Etat-Tyran.

Mais soyons parfaitement clairs : cette perspective de liberté et de responsabilité partagées exclut tout autant l'Etat faiblard, l'Etat dérisoire, l'Etat méprisable.

Le terrain de l'économie publique me permet de situer l'enjeu, à la lumière de la situation de maintenant, à un lustre du XXIe siècle.

L’économie publique doit être aujourd'hui une économie de marché, obéissant aux principes de la libre formation des conditions du commerce et des prix et soumise au souffle émulateur de la concurrence.

Dans cette économie-là, l'entrepreneur privé joue le rôle central. Il doit oser investir, perpétuellement innover, conquérir les marchés - en Suisse et dans les cinq continents -, vaincre des concurrences chaque jour plus nombreuses, plus âpres, plus imaginatives.

Il y a, dans le monde, quelques pays encore fermés à la démocratie et à l'économie libre. Il y a des pays qui se sont ouverts récemment à la démocratie et dont l'économie, en pitoyable situation, éprouve grande peine à devenir libre. Et, au contraire, il y a dans le monde des pays peu démocratiques, mais à économie libre florissante. Ce sont là des situations de transition.

L'avenir de la Suisse est dans l'exigence simultanée de la démocratie et de l'économie libre : le libéralisme ne se débite pas en morceaux que l'on déguste à la carte; au long terme, il ne peut qu'être global.

Le rôle, le rôle moteur de l'entrepreneur étant défini, quel est le rôle de l'Etat dans ce régime ?

Il a l'immense responsabilité de fournir à la Suisse le cadre le plus favorable à son épanouissement et à son rayonnement. J'ai parlé de "la Suisse" et non pas seulement de l'économie suisse, tant nos activités sont, toutes, profondément interdépendantes. J'ajoute, spécifiquement, quant à l'économie, que la responsabilité de la Confédération est de chercher à lui donner les conditions l'autorisant aux meilleures performances et à une compétitivité internationale de pointe.

En clair, cela signifie :

  • à l'extérieur, associer    la Suisse aux accords multilatéraux et bilatéraux les meilleurs;
  • à l'intérieur, créer et entretenir des infrastructures publiques de haute qualité - au service du pays tout entier - aussi bien dans le domaine de la formation que dans celui des transports et des télécommunications, pour ne citer que ces exemples.

Cela, seul un Etat solide peut l'accomplir. Les radicaux doivent le vouloir, cet Etat solide.

Mais les radicaux doivent aussi se tenir à quelques lignes de force essentielles, sans lesquelles le libéralisme économique restauré serait un leurre ou une pénible caricature.

Première ligne de force. Que l'Etat soit fort, là où il doit l'être, dans les tâches fondamentales qui ne peuvent relever que de lui. Et qu'il s'abstienne, pour le reste, de cet interventionnisme administratif perfectionniste, réglementariste, perturbateur, dans lequel il a versé dans les années 70. L'imbroglio des procédures de construction dépasse aujourd'hui la légitime défense de l'intérêt général dont l'Etat a la garde – aux niveaux fédéral, cantonal, communal. Ce n'est là qu'une illustration de ces arbres qui cachent la forêt !

Seconde ligne de force. Que le libéralisme économique retrouvé ne transforme pas le champ des activités économiques en une jungle où déferle, pure et dure, la loi du plus fort... et rien d'autre ! Depuis Manchester, notre patrimoine s'est enrichi de considérations humaines, culturelles, sociales, environnementales. Ce patrimoine ne saurait être jeté par-dessus bord : il appartient aux valeurs que nous avons été capables d'appréhender ; nous devons le respecter. Non, sans doute, dans ses outrances (et il y en a!), mais dans son essence.

Troisième ligne de force. Que le monde économique et les partenaires sociaux, dans la Suisse de 1994, soient capables d'un consensus plus profond, plus convaincu, plus durable qu'il ne l'est. C'est aussi, en l'occurrence, l'une des conditions du bon fonctionne­ ment de l'économie libérale. Et du bon fonctionnement de la Suisse en général. Car chaque fois qu'il y a carence du consensus du partenariat, la politique doit trancher, en lieu et place des acteurs de l'économie libre : la Confédération, comme la nature, a horreur du vide ! Je vous le demande, Mesdames et Messieurs les responsables du monde de l'économie et du travail, employeurs et employés, colmatez les vides ! Et évitez ainsi à la classe politique d'opérer les choix à votre place, à contre-courant d'un régime d'économie libre et responsable.

Quatrième ligne de force. C'est bien connu de chacun, il y a en Suisse des secteurs économiques qui, par leur contenu même, sont promis à plus de vitalité naturelle que d'autres. Il en va de même des régions de la Suisse. Un absolutisme économique libéral conduirait à ignorer ces différences. Cela créerait des situations politiques et sociales de ruptures intérieures. Il revient aux responsables politiques et aux partenaires sociaux de pallier ces effets qui menaceraient l'harmonie de la Suisse ; il faut, pour cela, réveiller un sentiment assoupi : celui de la solidarité intérieure. Les radicaux y ont réussi aux temps des pionniers, ils y réussiront aux temps actuels.

Voilà, mes chers amis radicaux, ce que je voulais vous dire en cette circonstance émouvante du centenaire de notre Parti.

Mon témoignage, devant vous, est celui du responsable de l'économie publique de la Suisse, à l'heure où la certitude du renouveau économique est bien présente

- sans, pour autant, que l'angoissant problème du chômage ne soit résolu.

Mais mon témoignage est davantage encore.

Il est celui d'un homme de !'Exécutif, dans sa bonne Ville de Lausanne, en Pays de Vaud, à la Confédération - et qui sait, à ce titre, ce qu'il doit à la tradition formatrice irremplaçable du radicalisme.

Il est celui d'un citoyen engagé, d'un soldat de la liberté, qui ne pouvait trouver meilleur cadre d'expression que celui de la famille radicale.

Vous me dites souvent merci pour mon service au Pays. Aujourd'hui, c'est moi qui vous remercie, chers amis radicaux, de votre force à vouloir que vivent, dans la Suisse de demain, la liberté et la démocratie.

Et c'est bien là la manifestation de la profonde estime que nous devons tous aux radicaux du XIXe siècle qui ont fait le Pays.